La deuxième chute du Mur de Berlin

Matthias Küntzel

Janvier 2001

Lorsque le sommet de Nice eut lieu, son résultat le plus important était déjà annoncé : Berlin avait déjà cassé la chaîne de la parité qui la liait à Paris en revenant sur les acquis de la politique européenne des dernières décennies. L’International Herald Tribune parlait alors d’une « gigantesque rupture » et titrait sur la « Seconde chute du Mur de Berlin », tandis que le quotidien hollandais Volkskrant parlait d’un retour de « la vieille question allemande ».

Et pourtant, en novembre 1999, le Gouvernement allemand pariait encore sur une autre priorité : celle d’une Union européenne fondée sur les « intérêts mutuellement avantageux français et allemands » disait lui-même le Ministre des Affaires étrangères, et il ajoutait que « cette situation particulière » « dans sa fonction européenne ne pouvait être renégociée ».

A la fin du sommet de Nice, l’International Herald Tribune constatait que « Le Chancelier considère l’Allemagne d’après-Nice comme émancipée de la France », tandis que la FAZ se réjouissait du « réajustement ainsi effectué par Berlin » en ajoutant : « A cause de son expérience et de sa vision de l’histoire, le conservateur Kohl faisait comme si il était prêt à accepter que l’Allemagne et la France représentent des grandeurs équivalentes. Schröder, son successeur, voit les choses autrement. Malgré son passé de gauche, sa politique étrangère n’est pas avant tout déterminée par le passé allemand. Le « complexe Auschwitz » n’existe plus. Désormais, la France peut être considérée comme puissance de second rang.

Rappelons que l’axe franco-allemand est fondé sur l’essor spectaculaire de l’Allemagne dès la fin des années quarante. Rappelons aussi que les premières revendications allemandes de se constituer comme puissance nucléaire datent de juin 1948, avant la constitution de la R.F.A. ! La peur de l’Allemagne fut une des causes principales de la construction européenne. En 1956, le Ministre belge des Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak, écrivait au Premier Ministre britannique : « L’intégration européenne enserre l’Allemagne dans un cadre limitant son expansion possible et nous préserve de tentations aventureuses. ».

En 1989, l’ancrage de l’Allemagne dans l’Union monétaire européenne fut une des conditions posées par la France à la réunification allemande. Mais la logique de ce lien était déjà rompue en 1994, lorsque, profitant de son accession à la présidence du Conseil des Ministres de l’Union, la poussée de l’Allemagne vers l’Est commença à se concrétiser. Encore rivée aux intérêts européens avant la chute du Mur, l’Europe était entraînée dans la logique allemande après la chute du Mur.

Le fameux Schaüble/Lamers-Papier présenté par le groupe parlementaire CDU/CSU en automne 1994 porta un nouveau coup à la logique de la « dette » allemande. Confrontée à la poussée allemande vers l’Est, les craintes françaises la poussait dans une logique intégrationniste qui, en réalité, se réalisait au seul profit de l’Allemagne.

Tandis que Kohl semblait inscrire son action politique dans le cadre strict de l’Europe, une nouvelle élite politique commençait à exprimer son mécontentement. Un de ses jeunes parvenus écrivait : « Est-ce que l’Allemagne va enfin obtenir ce que le monde lui a refusé au cours des deux dernières Guerres mondiales, c’est-à-dire une sorte de ‘douce hégémonie ‘ sur l’Europe, résultat de son poids, de sa position géopolitique, de sa puisssance industrielle ? » Il s’agissait bien sûr de Joscka Fischer [1] qui préparait sa future carrière diplomatique.

Mais pour réaliser ce tournant, la « douce hégémonie allemande sur l’Europe », une guerre au Kosovo, jeter par dessus bord la parité franco-allemande, une nouvelle alliance rouge-vert était nécessaire. Elle offrait le double avantage d’être de « gauche » et de n’avoir pas de liens personnels avec le passé nazi. D’ailleurs, en 1998, la première prise de position du porte-parole du nouveau Gouvernement Schröder devant ses collègues européens ne fût-il pas de leur rappeler fermement « ne se laisserait plus impressionner par sa ‘mauvaise conscience’ ».

Au début de l’été 1999, le Gouvernement allemand prenait la décision de revenir sur la parité franco-allemande, et d’inscrire cette question à l’ordre du jour du prochain sommet européen, au Conseil des Ministres de l’Europe. Le 3 juin, la FAZ applaudissait à cette nouvelle revendication allemande, tandis que le correspondant du Los Angeles Times, William Pfaff, écrivait : « L’exigence allemande d’avoir plus de siège au Conseil des Ministres de l’Europe sera le thème explosif du sommet de Nice. » Et il ajoutait : « Elle rompt avec l’esprit de l’équilibre entre les deux puissances qui avait toujours marqué le projet européen et représentait son fondement moral. »

La coalition rouge-verte ne se laissa pas plus impressionner par les mises en garde des conservateurs. Dans un dossier préparatoire de la Conférence de Nice, La comission européenne Bertelsmann écrivait que : « Chaque réforme visant à rompre l’équilibre des voies devra tenir compte de ceci, que la France n’acceptera pas d’être dévalorisée. ». Même Elmar Brok, député de la CDU au Parlement européen appelait la France et les autres petits pays à faire preuve d’initiative. En réalité, la France savait que le Conseil des Présidents avait, dans le cadre de la préparation du sommet de Nice, le pouvoir de procéder au retrait des exigences allemandes. Ce qui n’empêcha pas Berlin de se livrer à un ballet diplomatique ; le Spiegel [2] écrivait : « Après un entretien à Londres avec Tony Blair et le Chancelier autrichien Schüssel, Schröder s’envolait successivement pour Copenhague et Amsterdam. » « Le champion de la construction européenne, Juncker, se rend à Berlin cette semaine, après que Schröder ait rencontré le Gouvernement belge à Bruxelles… Il rencontre même la Commission de Bruxelles. Partout où le Chancelier expose sa position, les mises en garde de Paris restent presque sans écho. » [3] […]

Le Ministre vert des Affaires étrangères tâchait, pendant ce temps, de convaincre le Bundestag que le postulat de la parité entre la France et l’Allemagne était déjà problématique dès les années cinquante, car en définitive, le nombre d’habitants en Allemagne était déjà supérieur au nombre d’habitants français. Fischer déclarait devant le Bundestag : « C’est un fait que depuis la création de l’Europe, existe un problème entre la France et l’Allemagne qui tient aux poids respectifs des populations. Ce problème sera résolu par une décision politique. Le problème numérique existe bel et bien. » [4] […] Ainsi, Fischer et consorts ne peuvent tout simplement pas « croire » qu’il y a à l’arrière-plan de la question de la « dette allemande », non pas un « problème », mais une concession imméritée faite par la France, de placer l’Allemagne au même niveau qu’elle. Ils projettent le présent sur le passé pour expliquer « à l’époque, nous étions déjà plus nombreux, à l’époque, la parité était déjà un problème pour nous. » Ni le contrat historique de Fischer ni l’activisme diplomatique de Schröder n’ont réussi à impressionner le Président français. Non sans une certaine satisfaction, Jim Hoagland, le correspondant du Washington Post écrivait que « Chirac avait combattu avec l’énergie du désespoir et avec succès pour le maintien du symbole de la parité existant entre la France et l’Allemagne, bloquant le plan de Schröder. » Il ajoutait : « Certes, Chirac défendait d’abord les intérêts français, mais l’Europe et le monde en tireront aussi bénéfice. » Hoagland, comme Pfaff appuyaient leur prise de position sur un rappel de l’époque nazie : « Vouloir se déterminer sans prendre en compte la réconciliation en Europe, est blessant pour les Français, comme pour tous les autres peuples. » [5] Mais alors, si Berlin n’a pas pu imposer son point de vue contre Paris, pourquoi les gros titres de la presse furent : « Allemagne-France : 4-0 » ou bien : « Le triomphe de l’Allemagne sur le champ de bataille européen. » ?

Du point de vue de Berlin, le sommet de Nice ne devait pas capoter sur la question de la parité. Les ambitions allemandes se réalisent d’abord à l’Est sans difficultés et au moindre coût, puisqu’on évite la « manière traditionnelle », celles-là sont camouflées sous l’habillage « européen » : « Plus l’Allemagne définit ses intérêts comme européens, plus nos intérêts se réalisent effectivement.. » [6] C’est pourquoi le Gouvernement allemand propose une alternative à la question de la parité : celle de « majorité démographique », d’après laquelle une décision prise par le Conseil des ministres européen ne serait valide qu’à la condition que les pays votants représente plus de 60% de la population européenne. […] Ce concept de « majorité démographique » peut passer pour l’expression même de la démocratie. Mais cette impression est trompeuse. Le Parlement européen est le lieu où les peuples doivent )être représentés, c’est là où l’Allemagne envoie le plus de députés. Le Conseil des Ministres européen est un rassemblement d’Etats où le Luxembourg (400 milles habitants) a deux représentants, tandis que l’Allemagne (82 millions), la Grande-Bretagne et la France (60 millions) en ont chacune dix.

Jusqu’ici, la voix allemande comptait 5 fois plus que la voix luxembourgeoise, avec le nouveau calcul, le colosse allemand pèserait 200 fois plus lourd ! L’argument démographique est politiquement absurde ; si l’on jette un coup d’œil sur le Sénat américain : l’Etat de Rhode Island (500 milles habitants) à le même poids que la Californie (30 millions d’habitants). L’introduction de la majorité démographique retirerait toute influence aux petits Etats. « Ce genre de vision, qui affirme jusque dans le politique le primat de la nature, est enraciné dans la tradition de la pensée allemande. » comme le montre Yvonne Bollmann dans La tentation allemande [7] .

De ce point de vue, un épisode de la dernière phase de négociations à Nice, est tout à fait éclairant : « Dans les dernières heures de négociations, le Chancelier allemand avait proposé à Chirac de renoncer au « concept démographique » et, en échange, d’obtenir une voix symbolique de plus au Conseil des Ministres… Chirac refusa. » [8] Il dépendait de l’Allemagne que le concept de « nombre d’habitants » soit retiré au dernier moment ou non. […]

Face à cette dynamique, la France se retrouvait devant le dilemme suivant : soit elle renonçait au symbole de la parité avec l’Allemagne soit elle était prête à faire des concessions pour sauver la parité au Conseil des Ministres. Elle opta pour la deuxième solution. « Allemagne-France : 4-0. » : à l’avenir, une décision européenne prise à la majorité ne sera valide que si elle est votée par un nombre d’Etats dont la population représente plus de 62 % de la population européenne. A elle seule, l’Allemagne représente 22% de la population européenne et n’aura besoin que de s’allier la population de deux grands Etats pour atteindre le quorum de 38 % pour bloquer toute décision. Ensuite, Berlin aura plus de députés européens que Paris et Londres. Ensuite encore, à la prochaine Conférence des Gouvernements, l’Allemagne pourra faire valoir toutes ses propositions visant à un renouvellement fondamental des buts de l’Union européenne. Enfin, c’est bien l’Allemagne qui a donné le ton de cette Conférence. D’un côté, la France eut la tâche difficile de rogner l’influence des petits pays (le nombre de pays de l’Est candidats est le plus important), ce que l’Allemagne apprécia comme hypocrisie, cherchant ainsi à soigner son image d’« avocat des petits ». D’un autre côté, l’Allemagne avait tout préparé dès avant la tenue de la Conférence, et pouvait se permettre de dominer l’agenda européen tout en apparaissant comme partenaire discret.

Tout ceci est évident. Le fait est que les médias allemands ont donné l’impression que Berlin avait « agit avec une extraordinaire sensibilité en regard du poids de l’histoire allemande » et sans « se laisser prendre au jeu de celui qui, suffisant, n’en a cure » [9] . […] Cette nouvelle politique rencontre un écho inquiétant dans une population qui se déclare à 70% « fière d’être allemand ». La situation intérieure est telle qu’elle ne peut être comparée qu’à celle de l’Allemagne de la République de Weimar en regard du traité de Versailles. C’est dans ce contexte délirant que J. Fischer pouvait dire que Chirac s’était comporté à Nice : « comme si la France était le King Kong de l’Europe. » [10] Cependant, des questions sévères restent posées. Pourquoi ces louanges à la nouvelle politique allemande furent largement partagées dans les autres pays européens ? Pourquoi, dans sa résistance au nouveau révisionnisme allemand, la France restait si seule et isolée ?

« On s’arrangeait avec les méchants. On y mettait les formes » écrivait Brecht en juillet 1938, pour caractériser la politique d’apaisement franco-britannique face à l’Allemagne nazi. Ces mots de Brecht gardent toute leur pertinence aujourd’hui où « avec d’autres moyens [l’Allemagne] veut obtenir ce que l’Europe lui a refusé après deux Guerres mondiales. (J. Fischer). Le mensuel portugais Express, laconique, notait : « Il est dans la nature des choses que l’Allemagne veut contraindre les petits pays à se soumettre. » Ce n’est pas un hasard si les médias américains furent les seuls à faire des critiques de fond au nouveau cours pris par l’Allemagne, tandis qu’en France on disait que les Etats-Unis sont le seul pays occidental à ne pas devoir composer avec l’Allemagne.

En vérité, la France aurait du rappeler qu’il est nécessaire d’expliquer que la peur devant l’Allemagne est historiquement fondée. Ici encore, l’argumentation de Pfaff vaut d’être mentionnée. La bourgeoisie française ne souhaite pas que les relations franco-allemandes se détériorent parce qu’elle y trouve un intérêt : la conquête de l’Est rapporte bien quelque profit. Mais il devient urgent que les intellectuels français sortent de leur « politiquement correcte » réserve et perdent leur crainte d’être traités d’ultranationaliste parce qu’ils seraient « anti-allemands ». Malheureusement, celui qui, en France, attaque le tabou, est aussitôt puni. On se souvient de la sortie de Jean-Pierre Chevènement qui, en été 2000 avait reproché à l’Allemagne de ne pas pouvoir renoncer à « son rêve de Saint-Empire germanique »… Mais c’est exactement à ce moment que l’Allemagne mit la « parité » sur la table des négociations. C’est dans ces conditions qu’acculés soi-même à la défensive, Chirac aparraissait en Europe comme celui ayant agit dans « la tradition du patriotisme français monomaniaque… dont les bons sentiments valent mieux qu’un regard froid porté sur la réalité » [11] Mais ce regard froid ne doit pas oublier, lui aussi, s’il ôte les lunettes qui lui font voir la vie en rose, que la politique étrangère allemande actuelle en Europe centrale est exactement, dans des conditions nouvelles, déterminée par ce qui fut celle de l’Empire allemand. […]

C’est sans une once d’ironie que le Chancelier Schröder arrivé à Nice, déclarait qu’« en raison de son passé historique », l’Allemagne était avantagée dans l’élargissement de la Communauté européenne à l’Est. « En Hongrie, Haider est l’homme politique le plus populaire, l’antisémitisme plus vivant que jamais. » [12] Lors de la « Journée de la patrie » [13] le chef rouge-vert d’une association de déportés expliquait que : « Aujourd’hui, nous savons plus que jamais que la Prusse orientale, ou la Silésie, Königsberg, Stettin, Breslau, et Danzig, comme les Sudètes appartiennent à notre héritage culturel et historique. » […]

Mais revenons à la Conférence de Nice. Grâce à son expansion à l’Est, le pouvoir de l’Allemagne ne fera que s’affirmer, tandis que la position de la France s’affaiblira. Mais pourquoi Berlin n’a-t-elle pas jouée la carte de la confrontation directe avec Paris ? L’Europe de l’Est sera le prochain champ d’action de l’Allemagne. Comme dans les siècles passés, il lui faut d’abord affaiblir la France pour avoir les mains libres, et pouvoir se ruer à l’Est.

Matthias Küntzel, 10 janvier 2001.

Traduction et adaptation de Gilbert Molinier
(Dieser Beitrag wurde nicht veröffentlicht.)
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[1] J. Fischer, Risiko Deutschland, 1995, p. 212.

[2] Der Spiegel, 20-11-2000.

[3] Der Spiegel, 4-12-2000.

[4] Débat au Bundestag, 28-11-2000.

[5] International Herald Tribune, 14-12-2000.

[6] Joschka Fischer, in Süddeutsche Zeitung, 22-12-2000.

[7] Y. Bollmann, La tentation allemande, Paris, Michalon, 1998, p.9.

[8] F.A.Z., 13-12-2000.

[9] Frankfurter Rundschau, 7-12-2000, 12-12-2000.

[10] F.A.Z., 16-12-2000.

[11] Der Spiegel, 18-12-2000.

[12] Erwin Riess, in Konkret, novembre 2000 ?.

[13] « Tag der Heimat ».